6 – Neolithic Start-Up Nation

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Crédit photo de couverture : Dolmen des Follets (Saint-Gravé), Dominique Dupont. CC BY-SA 4.0

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La Dent Bleue – L’histoire des vikings
La Dent Bleue – L’histoire des vikings

Bienvenue à bord !
Dans le podcast La Dent Bleue – L’histoire des vikings, Maxime Courtoison vous guide à travers les mers et les fleuves européens pour vous faire vivre l’histoire des vikings. L’émission est une narration orale et chronologique de l’histoire des vikings, des premiers peuplements de Scandinavie jusqu’à la dernière expédition viking, accompagnée de connaissances sur la mythologie nordique, la culture et les légendes de la Scandinavie ancienne.

6 – Neolithic Start-Up Nation
byMaxime Courtoison

Plongez dans l’entrepreneuriat néolithique avec les pionniers de l’agriculture en Scandinavie. Leur réussite s’est-elle faite dans une société égalitaire ou stratifiée ? Cet épisode explore également l’ombre de la violence qui planait sur cette époque.

Retrouvez ici script complet, sources et crédits photos et sonores :

https://ladentbleue.fr/neolithique-scandinavie/

Bonjour. C’est Maxime Courtoison. Bienvenue sur le podcast “La Dent Bleue, l’histoire des vikings”. Épisode 6 : “Neolithic Start-Up Nation”.

Ce podcast est un voyage dans le temps pour explorer l’histoire des vikings. Cette émission est chronologique et vous la comprendrez mieux en écoutant les épisodes dans l’ordre, à partir du premier. Nous commençons notre histoire bien avant la période viking, afin de comprendre les mécanismes et événements qui ont fait prendre la mer à des milliers de Scandinaves en soif de richesses et de prestige.

Cet épisode s’est un peu fait attendre car j’étais parti en vacances ! Mais vous allez voir, je me suis rattrapé, il y a du contenu !

Dans cet épisode, nous allons raconter l’histoire de la Scandinavie au milieu du néolithique, c’est-à-dire de -3 500 à -2 800. Dans l’épisode précédent, nous avons découvert comment une population de fermiers originaires d’Anatolie, une région de l’actuelle Turquie, avait migré, génération après génération en Europe. Une partie d’entre eux s’était stabilisé pendant 1 500 ans en Europe centrale avant de s’installer très rapidement en Scandinavie autour de – 4 000. Cette population est associée à la culture des vases à entonnoir, le nom de leur poterie caractéristique. L’archéologie et la génétique nous montrent que ces fermiers ont largement remplacé la population de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs dans tout le tiers sud de la Scandinavie, qui est la région où l’agriculture est possible. Mais malgré ce succès démographique, les fermiers de la culture des vases à entonnoir n’ont pas encore su prendre la pleine mesure de leur potentiel agricole. Ils n’obtiennent que 30 % de leur nourriture par la cultivation et l’élevage et ils se nourrissent donc majoritairement de la pêche, de la chasse et de la cueillette.

Accélération de la néolithisation de la Scandinavie

Mais tout ça va s’accélérer vers -3 500 : les champs s’élargissent, les maisons s’agrandissent et sont complétées de cabanes à proximité du bâtiment principal. Est-ce que les familles s’agrandissent ou est-ce que plusieurs familles se regroupent ? On n’a pas la réponse. Toujours est-il que l’on reste encore sur un modèle de fermes isolées, il n’y a pas encore de regroupement en villages.

La quantité de charbon présente dans les sédiments de l’époque nous montre que la déforestation augmente très largement à partir de -3 500. Nos fermiers continuent leur mode opératoire, mais à plus grande échelle. Car en plus d’augmenter la taille de leurs champs, la population s’agrandit et transforme de plus en plus le paysage en créant de nouvelles colonies.

Un couple s’unit, puis s’envole du domicile familial pour avoir son petit chez-soi, sa petite ferme. Ils choisissent un lieu prometteur dans la forêt, proche d’un cours d’eau. Puis avec l’aide de leurs familles et de leurs haches polies pendant de longues heures, ils coupent des arbres. Ce petit groupe déforeste pendant des jours. Sur une des parcelles défrichées, le couple fait brouter ses quelques animaux. Sur d’autres parcelles déforestées, ils déclenchent un incendie maîtrisé pour brûler le sous-bois, puis ils sèment leur blé et leur orge. Il faut aussi construire la maison de la nouvelle famille, mais ce n’est pas le bois de construction qui manque. Voilà le scénario que j’imagine à partir des données archéologiques, mais je précise, on n’a pas de preuves sur les relations familiales à cette époque.

L’étude des restes animaux nous montre que la part de viande d’élevage dans la consommation des fermiers est devenue prépondérante, passant progressivement de 30 % à 90 %. Pour les végétaux, l’augmentation suit les mêmes proportions (Douglas Price, 2015, p. 117).

Si on pouvait parler de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs-fermiers au début du néolithique scandinave, maintenant nous avons bien des purs fermiers. Des fermiers qui ont donc multiplié par trois leur production de céréales et de nourriture animale par famille.

Pour scaler le business, comme on dit le jargon des start-ups, c’est-à-dire pour agrandir l’entreprise, il a fallu augmenter la taille des champs et des pâturages et c’est également ce que l’on observe dans les fouilles archéologiques. Les colonies des débuts faisaient dans les 600 m². Vers -3 500, certaines atteignent les 4 000 m². Puis deux siècles plus tard, des exploitations font entre 20 000 et 30 000 m², soit 2 à 3 hectares (Douglas Price, 2015, p. 126‑129).

Dans l’épisode précédent et le début de celui-ci, on a beaucoup parlé de l’aspect agricole de la révolution néolithique. Et c’est vrai que c’est l’agriculture qui a permis au mode de vie néolithique d’exister et qui a généré des changements sociétaux majeurs. Mais ce sont bien ces changements sociétaux qui sont le plus grand marqueur du néolithique. Prenons un exemple. Avec la possibilité de produire, de stocker et donc d’échanger plus de nourriture du fait de la production céréalière, on assiste à un essor des échanges commerciaux entre communautés. Et certaines communautés se spécialisent dans la production de certaines ressources clés, comme le silex et l’ambre.

Les mines de silex du sud de la Scandinavie

À l’âge de pierre [RRRrrrr… “Nous sommes à l’âge de pierre. Pierre ? Présent ! Pierre ? Présent ! Pierre ? Présente !”] À l’âge de pierre donc, la ressource clé est le silex qui, rappelons-le, n’est pas n’importe quelle pierre, mais un type de roche très dur, coupant et très approprié pour les outils. Or en Scandinavie, cette roche n’était présente que dans certaines régions du Danemark et de l’extrême-sud de la Suède (Douglas Price, 2015, p. 23). Comment faisaient donc le reste des habitants de Scandinavie ? Eh bien ce problème n’est pas nouveau et les chasseurs-cueilleurs étaient dans la même situation. Certains ont utilisés d’autres matériaux moins performant que le silex, comme l’ardoise ou le quartz. Mais pour nos fermiers, c’est différent. Les haches en silex poli sont indispensables à la coupe des arbres et donc au développement de l’agriculture et de la société néolithique. Cela crée donc une très forte demande de haches en pierre polie et une très faible offre, ce qui rend le produit très demandé.

Des communautés locales se spécialisent donc dans la production du silex. Il faut d’abord l’extraire du sol. Quand celui-ci est présent en surface, on creuse directement des petits puits, mais quand le filon est plus profond, il faut passer en mode industrie minière. On creuse d’abord un trou très large avec des parois inclinées, puis quand on arrive sur un sol plus stable, on creuse des puits de mine d’une profondeur de cinq mètres ou plus, jusqu’à trouver, ou pas, un filon. Puis lorsqu’un filon est trouvé, nos mineurs creusent des tunnels horizontaux pour en extraire le silex, qu’il faut remonter ensuite. On imagine aisément la difficulté et la dangerosité de ce type de travail.

Le silex était ensuite taillé, puis poli, ce qui était un travail considérable. Comme on l’a vu dans l’épisode précédent, la réalisation d’une hache en pierre polie demandait plus de 33 heures de travail, dont presque 30 pour le polissage (Douglas Price, 2015, p. 104‑105). Tiens, d’ailleurs comment peut-on estimer ça ? Eh bien, c’est grâce à l’archéologie expérimentale. Après avoir bien étudié les produits finis et les résidus, des archéologues peuvent comprendre les méthodes employées puis réaliser eux-mêmes des haches polies. Avec de l’entraînement, ils peuvent estimer la durée de la tâche pour un artisan expérimenté. Ce qui est intéressant de noter, c’est que certaines haches sont polies sur tous les côtés. Rappelons-nous que l’intérêt du polissage est de rendre la hache plus solide pour la coupe des arbres. Ces haches de taille sont à un seul tranchant, quel est donc l’intérêt de les polir sur l’arrière par exemple ? L’explication la plus probable est l’aspect esthétique et les archéologues pensent que ces grandes haches parfaitement polies avaient une importance rituelle et démontrait peut-être un statut social. C’était plus qu’un outil, et peut-être un objet que l’on souhaitait montrer. La Mercedes du néolithique.

On améliore l’apparence des haches et donc leur valeur sur le marché. Car ces communautés situées dans certaines zones de l’actuel Danemark et du sud de la Suède ne se spécialisent pas dans la production de haches pour rien. Leurs produits sont demandés et distribués très loin : dans toute la zone agricole de Scandinavie, c’est-à-dire le tiers sud, mais aussi jusqu’aux Pays-Bas et en Allemagne (Douglas Price, 2015, p. 123‑125). La demande était telle qu’on peut imaginer que les mineurs et marchands étaient spécialisés, qu’ils ne produisaient pas de nourriture et qu’ils la recevaient en échangeant leur production.

Des échanges commerciaux florissant avec le reste de l’Europe

Le Danemark était aussi riche d’une autre ressource précieuse à cette époque et qui le deviendra encore plus pendant les époques qui suivront : l’ambre. Alors, de l’ambre, qu’est-ce que c’est ? Cela ressemble à une pierre précieuse, mais en réalité, c’est de la résine de conifère fossilisée et érodée dans le fond de la mer. Certaines finissent sur les plages de la mer du Nord et de la mer Baltique, portées par le courant. Du fait de sa couleur dorée et de son aspect translucide, l’ambre a souvent été considérée par certains comme magique et c’était peut-être déjà considéré comme tel au néolithique. Il arrive parfois que des insectes ou des petits objets se retrouvent piégés à l’intérieur, rendant l’ambre plus particulière encore. (Douglas Price, 2015, p. 123‑125) L’ambre est très demandée par nos fermiers scandinaves et ceux des terres en importent depuis les régions côtières du sud de la Scandinavie.

Les échanges commerciaux existaient lors des époques précédentes, oui, mais au début du néolithique scandinave, ceux-ci augmentent progressivement en intensité et en distance. En plus des nombreux échanges d’ambre et de haches en silex à l’intérieur même de la Scandinavie, une grande quantité de haches et de joyaux en cuivre est importée principalement d’Autriche et de Serbie. Dans ces régions, on pratiquait déjà la métallurgie du cuivre et les populations locales était rentrées dans ce que l’on appelle aujourd’hui le chalcolithique, ou Âge du cuivre : la période intermédiaire entre le néolithique et l’âge du bronze. On parle peu de cette période de la préhistoire et c’est parce que concrètement, la métallurgie du cuivre n’a pas apporté de grand bouleversement, car le cuivre est trop mou pour être vraiment utile comme outil ou comme arme. Mais… la couleur est sympa, ça change de ce qu’on a à la maison et en termes de couleurs, ça se marie plutôt bien avec l’ambre. Allez, on achète. En Scandinavie, le cuivre fait fureur au début du néolithique. Après les Balkans, c’est au Danemark où l’on retrouve le plus d’objets en cuivre de toute l’Europe pour cette époque. Qu’est-ce qui était donné en échange ? Difficile à dire, mais probablement des objets assez précieux comme du cuir, des fourrures, du miel et de l’huile de phoque pour les lampes. 

Les rites de la culture des vases à entonnoir

Autour de -3 500, nous avons vu qu’une bascule s’opérait dans la productivité agricole en Scandinavie. On observe aussi des changements importants dans les coutumes funéraires. Progressivement, la construction de tumulus allongés, ces collines artificielles, va diminuer puis s’arrêter, au profit de l’essor d’un autre type de monuments funéraires : les dolmens. Le changement est progressif, mais conséquent. Pour bien comprendre l’ampleur du changement, il faut avoir en tête que dans toute la Scandinavie, on a en tout une quarantaine de tumulus allongés datant du néolithique, alors qu’on a retrouvé des milliers de dolmens. Donc on est dans un phénomène autrement plus significatif. (Douglas Price, 2015, p. 139‑142; Persson & Sjögren, 1995; Wunderlich et al., 2024)

La tradition des mégalithes européens est probablement apparue en Bretagne, puis s’est diffusée sur la façade atlantique et également vers l’Allemagne puis la Scandinavie. Mais lors de leur arrivée en Scandinavie, nos fermiers de la culture des vases à entonnoir ne construisaient pas ce type de tombe monumentale. C’est donc par diffusion culturelle que la pratique s’est répandue, ce qui nous démontre la présence d’un réseau étendu dans tout l’Ouest de l’Europe avec des contacts culturels et peut-être commerciaux. (Douglas Price, 2015, p. 114) Profitons-en pour faire une petite mise au point sur une de mes BD favorites. Les menhirs et les dolmens ne sont pas la production des Gaulois, ces Celtes qui habitaient globalement sur le territoire que l’on appelle aujourd’hui la France. Bien que tout le monde adore Obélix, ce n’est pas lui qui taillait les menhirs vers -50 mais bien les fermiers du néolithique entre -4 700 et – 3 000. Pour remettre en perspective, il y a plus du double d’années qui se sont déroulées entre la construction des premiers mégalithes et l’époque d’Astérix qu’entre la nôtre et celle du petit Gaulois.

On distingue alors deux types de dolmens : les dolmens simples et les dolmens à couloir.

Les dolmens simples, il est possible que vous voyiez à peu près à quoi ça ressemble. Cela se présente généralement sous la forme d’au moins trois bloc de granits debout, formant une chambre avec une ouverture d’un côté. Le tout recouvert d’une énorme dalle de granit en guise de toit. Mais ce n’est pas tout. Initialement, tout ça était recouvert de terre, faisant ainsi un tumulus rond ou rectangulaire lui-même entouré de pierres. Aujourd’hui, la terre s’est érodée et ne distingue plus que le squelette du dolmen, à savoir les pierres. (Douglas Price, 2015, p. 146) Ces dolmens sont plutôt étroits et sont conçus pour un unique défunt.

Mais au niveau des coutumes funéraires, le grand marqueur de la culture des vases à entonnoir, c’est le dolmen à couloir. Les blocs de granits forment ici une large chambre funéraire ovale et l’entrée est prolongée par un couloir, également en blocs de granits. Puis plusieurs dalles recouvrent à la fois le couloir et la chambre. Tout ça est ensuite enterré dans un tumulus, qui ne laissait apparaître que l’entrée du couloir. Ce qui est particulièrement intéressant pour l’étude de cette culture, c’est que les tombes étaient collectives. On retrouve à l’intérieure de celles-ci des dizaines, voire des centaines d’individus, sans mobilier funéraire, mais tout de même accompagnés, à l’entrée du dolmen, par des poteries qui contenaient nourriture et boisson.

Comment interpréter ces dolmens à couloir ? Pour les archéologues, c’est un symbole de l’importance du collectif pour ces groupes : “On a vécu ensemble, on a partagé des moments ensemble, on a galéré ensemble à construire ce monument pour notre communauté et quand on sera mort, on sera de nouveau groupés ici.” (Douglas Price, 2015, p. 146) Ces lieux devaient représenter plus qu’une tombe, mais aussi un lieu de rassemblement pour la communauté. Et plus généralement, tous ces monuments funéraires devaient probablement symboliser une forme de domination des humains sur la nature. Contrairement aux chasseurs-cueilleurs qui s’intègrent dans la nature, les fermiers modèlent celle-ci selon leurs souhaits. Ils brûlent les forêts pour leur production agricole et ils créent des montagnes quand ils le désirent. (Wunderlich, 2019, p. 21)

Regardons de plus près à l’intérieur de ces dolmens. Les squelettes que l’on y retrouve sont incomplets, mélangés, désarticulés. Qu’est-ce que ça signifie ? D’après les archéologues, les morts devaient recevoir d’abord un rituel funéraire, avec probablement des longues cérémonies où les corps étaient préparées pour leur dernier voyage, avant d’être déposés dans les dolmens. Et on a des candidats pour l’emplacement de ces cérémonies funéraires : des monuments appelés enceintes à fossés interrompus. (Douglas Price, 2015, p. 148)

Décrivons-les. En général située sur une colline ou une péninsule, imaginez d’abord cette enceinte comme des tranchées creusées en cercle concentrique, c’est-à-dire de même centre mais de rayon différent. Devant ou derrière ces fossés d’un mètre de profondeur, une palissade en bois de trois mètres de haut. Ces cercles ne sont pas complets, ils sont interrompus à différents endroits, a priori les entrées, qui ne sont pas situées les unes en face des autres. Cela crée une sorte de labyrinthe circulaire pour accéder de l’extérieur jusqu’au centre. Les dimensions de ces enceintes sont immenses. De 1,6 hectares pour les plus petites à 20 hectares pour les plus grandes. Elles pouvaient donc être utilisées par des centaines de personnes. Ce n’est pas un phénomène mineur pour notre culture des vases à entonnoir car on retrouve quand même une quarantaine de ces maxi structures dans le nord de l’Allemagne et le sud de la Scandinavie.

Le travail à fournir pour construire ces enceintes était faramineux. Pour une enceinte de superficie moyenne, la quantité de travail en cumulant la coupe des arbres, le creusement des fossés et la construction est estimée à plus de 100 000 heures. À titre de comparaison, il faut aujourd’hui environ 2 000 heures de travail pour auto-construire une maison individuelle. On est donc sur une construction d’envergure. Et pourquoi faire donc ? Dans notre imaginaire gonflé par les histoires de châteaux-forts du Moyen Âge, on pense forcément structure défensive. Sauf que la présence parfois de plusieurs entrées ouvertes et l’absence d’habitations au centre de ces enceintes nous laisse penser que ces enceintes n’étaient pas des constructions défensives. Car il semble qu’il n’y avait rien à défendre.

Ces enceintes sont situées au cœur de régions avec de nombreuses tombes mégalithiques et de nombreuses fermes. En simplifiant, on a le schéma suivant : autour d’une enceinte gravitent plusieurs dolmens à couloir qui eux-mêmes sont au centre de plusieurs fermes. On peut ainsi imaginer différents niveaux d’appartenance : le noyau familial qui vit dans sa ferme isolée ; le groupe local qui se réunit autour d’un mégalithe où sont enterrés leurs ancêtres ; la communauté régionale qui se retrouve dans les enceintes pour partager des rites communs.

Car la fonction principale de ces enceintes semble avoir été de réunir les communautés pour des rituels. On a ainsi retrouvé au fond des tranchées de nombreux dépôts sacrifiés : des poteries, des haches, des outils, de la nourriture, des squelettes d’animaux et des squelettes humains. Voici ce que l’on imagine : ces enceintes étaient des lieux de rassemblement et de cérémonie pour honorer les morts. Les corps des défunts étaient préparés et enterrés dans les tranchées. Ces cérémonies, qui devaient être accompagnées de festins, se terminaient par une réouverture des tranchées pour en retirer les squelettes qui étaient ensuite transportés et placés dans leurs dolmens locaux. (Douglas Price, 2015, p. 148‑154)

La culture des vases à entonnoir était très portée sur les rituels. Une pratique très répandue était le sacrifice, c’est-à-dire le fait de se séparer d’un objet de grande valeur. Ces offrandes étaient réalisées dans des lieux peut-être sacrés comme des lacs, des sources ou des tourbières, ces sortes de marécages au pouvoir de conservation bien apprécié pour les archéologues. On sacrifie ainsi des repas complets, c’est-à-dire de la vaisselle en céramique avec de la nourriture dedans, mais aussi des haches et des perles. Mais ce n’est pas tout, car quand vous entendez sacrifice chez des peuples anciens, vous imaginez peut-être sacrifice d’animaux ou d’humains. Et… vous avez raison. On retrouve parfois des sacrifices humains. Bon en réalité, on en a retrouvé très peu, mais quand même. Les sacrifiés sont souvent jeunes et sont accompagnés d’animaux, de nourriture et d’objets.

Dans nos mentalités d’aujourd’hui, on ne peut pas comprendre ces sacrifices animaux et humains. Mais on ne peut pas appréhender non plus les sacrifices d’objets. Dans notre modèle de société basé sur la possession, comment expliquer ce qui poussait ces personnes à sacrifier des éléments de si grande valeur ? Pourquoi jeter dans un lac une très bonne hache que l’on a poli pendant plus de trente heures ou que l’on a acheté au prix fort à des marchands venus du sud ? Vous vous imagineriez supprimer ainsi une semaine de votre salaire, pour rien ? Non. Mais c’est que ce n’était probablement pas pour rien. Dans l’imaginaire de nos fermiers, qu’il nous est impossible d’atteindre aujourd’hui, ces dons représentaient quelque chose d’important. Peut-être une façon d’apaiser les forces de la nature, ou celles de leurs dieux. Peut-être l’idée que supprimer des objets, de la nourriture et de la vie pouvait stimuler de façon naturelle ou surnaturelle la production d’encore plus d’objets, de nourriture et de vie. Impossible de savoir exactement. (Douglas Price, 2015, p. 138‑139)

Ces pratiques rituelles que sont la construction et l’utilisation des mégalithes et enceintes, la ritualisation des enterrements et les sacrifices sont répandues dans toute l’aire géographique de la culture des vases à entonnoir. Elles démontrent une vraie culture commune et une organisation collective et communautaire.

Mais cette société de fermiers était-elle très hiérarchisée et stratifiée ou plutôt égalitaire ? C’est une question essentielle pour appréhender cette période. Est-ce que nos fermiers sont dominés par une classe d’élite qui contrôle les ressources, les cérémonies rituelles et les constructions monumentales à leur profit ? Ou est-ce que sont des communautés autonomes et égalitaires ou l’on se réunit autour d’un bâton de parole pour organiser la construction du prochain dolmen ? Pour caricaturer : une société pyramidale ou une bande de hippies ?

Aujourd’hui, il est difficile de répondre de façon tranchée car il n’y a pas encore de consensus clair à ce sujet. Donc on va étudier les points de vue des deux théories.

L’araire, révolution dans la révolution néolithique

Pour comprendre les mécanismes qui peuvent amener une société agricole à s’hiérarchiser, on va faire une grosse disgression en prenant l’exemple de l’introduction de l’araire. Mais qu’est-ce c’est que l’araire ? C’est une innovation technologique venue du Sud, une petite révolution dans la révolution néolithique.

Le lieu et la période où l’araire a été inventée n’est pas connu. Mais il est possible que, comme l’agriculture, l’araire ait été inventée dans le Proche-Orient et qu’il se soit ensuite diffusé en suivant les mêmes directions. Dans la période entre -4 000 et -3 000, des araires semblent avoir été utilisé dans des régions très éloignées : en Chine, en Inde, en Egypte, en Europe et… en Scandinavie

Un araire est un instrument de travail du sol attelé à des bêtes de trait. Pour simplifier grandement, c’est une sorte d’ancêtre de la charrue. Vue d’en haut, l’araire a la forme de la lettre “T”. La barre horizontale du “T”, le joug, est une poutre passant au-dessus de deux bêtes de trait, de préférence deux bœufs, qui y sont attelées. La barre verticale, le sep, est une poutre plus longue passant entre les bêtes et derrières elles et se dirigeant en diagonale vers le sol. Sous le sep, on retrouve la pièce qui va travailler le sol : le soc, également en bois à cette époque. Et enfin, à l’arrière, le mancheron tenu par le fermier qui va pouvoir guider l’araire. Si vous voulez vous faire une idée plus précise de l’instrument, j’ai partagé trois illustrations dans l’article de l’épisode sur ladentbleue.fr. Une de ces illustrations est un pétroglyphe, une gravure sur roche du site de Tanum en Suède, d’un araire tiré par deux bœufs. Cette gravure est plus tardive que l’époque dans laquelle on s’immerge aujourd’hui, mais elle démontre l’importance de cette activité agricole dans le monde des Scandinaves. Et pour l’anecdote, j’ai eu la chance de visiter par hasard ce site de Tanum en 2015 lors d’un voyage à vélo en Scandinavie.

L’araire va fendre le sol et y tracer un sillon léger, dans lequel il sera possible de semer. Ce n’est pas un vrai labour où on retourne la terre, comme le font les charrues lourdes inventées au Moyen Âge, mais cela permet de semer plus rapidement qu’en travaillant la terre manuellement au bâton ou à la houe. Plus rapidement oui, mais ça reste un travail de forçat. Les bœufs aident pour tirer l’araire, mais il faut pousser fort sur le mancheron pour que le soc puisse s’enfoncer dans la terre. J’ai également mis sur l’article une petite vidéo de reconstitution pour découvrir l’utilisation de l’araire à ces époques.

Calculs de rentabilité de l’araire

L’intérêt de l’araire est de permettre de cultiver des champs plus larges (Douglas Price, 2015, p. 117) et donc de produire plus de céréales. Mais. Car il y a un mais. Si on possède des bœufs, il faut les nourrir. Une grande partie de ce surplus de production va donc aller dans la nourriture de ces bœufs qui permettent ce surplus de production. Alors, est-ce rentable ?

Eh bien, soyez attentif et préparez-vous à un cours magistral sur les calculs de rentabilités agricoles au néolithique par La Dent Bleue Business School. Je vais m’appuyer sur les travaux de Paul Halstead, archéologue anglais spécialiste de la préhistoire en Grèce. (Halstead, 1995) Dans un article de 1995, il a étudié les implications économiques et sociales de la cultivation avec l’araire. Son étude concerne le néolithique en Méditerranée, donc c’est là-bas que nous allons nous diriger momentanément.

Avec un travail manuel de la terre, sans araire, on estime que le rendement agricole était très élevé, proche d’une tonne de grain par hectare cultivé, ce qui est supérieur à certains rendements observés au XXème siècle. Mais ce bon rendement était conditionné à un travail d’arrache-pied pour nos fermiers : biner, biner, biner, désherber, désherber encore, peut-être arroser, fertiliser au fumier.

Prenons une famille de cinq personnes, un couple et trois enfants, appelons-les par exemple les Papadopoulos, même si bien entendu, c’est peu probable que ce nom existait déjà au néolithique. Leurs familles sont installées dans la région depuis de nombreuses générations. La ferme familiale tourne bien, ils travaillent beaucoup et ont des récoltes régulières, donc une situation stable. Ils sont capables de biner un champ de 2 à 3 hectares pendant la saison, en s’y mettant tous. Avec nos estimations de rendement et de besoins en nourriture par individu, on estime que ces 2 à 3 hectares de champs permettent de subvenir entièrement aux besoins de la famille, avec pas ou peu de surplus. En complétant avec quelques pâturages pour l’élevage, une famille du néolithique pouvait donc être autosuffisante avec 2-3 hectares.

Mais alors, à quoi bon investir dans un araire et des bœufs qu’il faut élever et nourrir si on n’en a pas besoin ? Eh bien, je pense que nous connaissons tous la propension humaine à vouloir toujours plus et si possible en se fatiguant moins. On peut imaginer que c’est le même genre de motivations qui ont guidé les fermiers qui ont adopté l’araire. Car avec un araire tiré par deux bœufs, les Papadopoulos pourraient travailler un champ beaucoup plus grand et donc produire du surplus afin de faire des réserves pour les mauvaises années, d’avoir une plus grande famille ou encore de faire du commerce. Mais… ces deux bœufs consommeraient un paquet de nourriture et environ un hectare de champ de céréales est nécessaire pour les nourrir. Sans parler du coût de l’acquisition de ces bœufs. Et si nos fermiers démarrent avec des veaux, il faudra prendre en compte le coût de l’élevage, c’est-à-dire des années à les nourrir avant qu’ils ne soient capables de tirer l’araire. À partir de 3 à 4 hectares, passer à l’araire tirée par deux bœufs commence donc à être rentable. C’est le break-even de l’opération, le seuil de rentabilité.

Et s’ils se mettent à travailler 5 ou 6 hectares, ce qui serait possible avec l’araire et les bœufs, les Papadopoulos pourraient carrément faire beaucoup de surplus pour pouvoir faire à la fois des réserves et du commerce. Ils pourraient devenir riches et se procurer des objets précieux venant de l’étranger. Comme les Georgiou, qui n’arrêtent pas de se la ramener avec leurs haches et leurs colliers en cuivre. Au coin du feu, les Papadopoulos rêvent de cette prospérité qui leur temps les bras. Ils arrivent presque à distinguer leurs futurs bijoux en cuivre dans les reflets rougeâtres des flammes. Puis un crépitement plus fort que les autres les ramènent à la réalité.

Malheureusement, ça ne sera pas aussi simple que ça. Déjà, il faudrait investir un paquet de temps en déforestation pour augmenter la taille de leur champ à 6 hectares. Et les terres commencent à se raréfier dans le coin, donc il ne faudrait pas traîner, car ils ne sont pas les seuls à faire grossir leur exploitation. Et il y a aussi la question de la récolte. Il y a une période limitée pour la moisson et pendant celle-ci, les Papadopoulos ne peuvent pas récolter plus de 4 hectares, même en s’y mettant tous les cinq du matin jusqu’au soir. Il faudrait donc demander de l’aide d’autres familles, sauf qu’elles aussi sont occupées par la moisson à la même époque.

Il faudrait donc employer du monde. Peut-être des membres d’une famille plus pauvre, c’est-à-dire qui sont trop nombreux pour la taille du petit terrain qu’ils possèdent. Ou encore ce jeune couple qui vient de s’installer et qui semble en difficulté avec ses premières récoltes. Pourquoi pas ces nouveaux migrants qui viennent d’arriver dans la région. Sauf que, dommage pour eux, les meilleures terres sont déjà prises. Mais cette main d’œuvre supplémentaire, il faudrait la rémunérer avec une partie du surplus de céréales. Les familles plus grandes, avec plus de grands enfants capables d’aider aux champs, peuvent peut-être tout récolter elles-mêmes, mais on en revient au même calcul : chaque individu supplémentaire dans l’équation prend sa part de céréales d’une manière ou d’une autre.

Avec l’arrivée de l’araire, les Papadopoulos, comme les autres familles de fermiers, se trouvent donc à la croisée des chemins. Ils peuvent choisir de continuer à cultiver manuellement un terrain suffisamment grand pour subvenir aux besoins de leur famille. C’est la solution la plus simple. Certes, le travail manuel de la terre est très exigeant. Certes, ils produisent juste de quoi se nourrir, ayant toujours la crainte d’une mauvaise récolte, d’une mauvaise année, telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Mais… C’est ce qu’ils connaissent, c’est ce que leurs parents faisaient et leur ont appris. C’est ce qu’on fait des générations d’ancêtres avant eux. Et les Papadopoulos maîtrisent sur le bout des doigts tous les gestes nécessaires à ce travail, pour chacune des saisons. Alors que cet araire, ils ne l’ont jamais utilisé. Et le commerce, l’import-export, tout ça, ils en ont entendu parler, mais de là à s’y mettre…

Ou alors, à la manière d’entrepreneurs ambitieux, ils peuvent doubler la taille de leur terrain en défrichant et brûlant, fabriquer un araire, investir dans une paire de bœufs et employer des voisins pour la moisson. Ainsi, ils pourraient produire beaucoup de surplus. Ce surplus leur permettrait de faire des réserves pour gagner en sérénité pour les années de disette et pourrait aussi être utilisé comme monnaie d’échange contre des biens ou des services. Par exemple, en employant plus de monde en échange de grain, ils pourraient même se libérer du temps afin de développer un réseau commercial pour acquérir des outils et objets précieux dans d’autres régions. Ils pourraient devenir une famille qui pèse dans la communauté.

On est ici dans une vraie logique économique, bien loin de l’image simplifiée que l’on peut parfois avoir de la préhistoire, de sortes d’hommes-singes qui se battaient à coup de pierre. Bon, il y avait bien des bagarres, on va bientôt en parler, mais ces humains, rappelons-nous qu’ils étaient fait comme nous. Ces femmes et hommes avaient certes une culture complètement différente, mais ils avaient le même cerveau complexe que nous, chasseurs-cueilleurs comme fermiers.

En réalité, ce schéma entre deux extrêmes – ferme autonome ou plus grande exploitation commerciale – est simplifié, car d’autres scénarios sont envisageables pour des fermiers plus modestes voulant tout de même utiliser un araire. Ils pouvaient peut-être atteler l’araire à des vaches et non des bœufs. L’avantage, c’est la double-utilité de l’animal qui en plus de tirer l’araire peut produire du lait et des veaux. Mais il y a plusieurs inconvénients évidemment. Les vaches étant moins puissante que les bœufs, le travail de la terre est inférieur à la fois en quantité et en qualité. Et en les faisant travailler autant, on met en danger la production de lait et de veaux. Ou encore, il devait être possible de mutualiser les bœufs entre voisins ou encore de les louer, mais cela présente pour inconvénient de ne pas forcément pouvoir labourer au moment souhaité, ce qui n’est pas sans risque pour les récoltes.

Dans son article, Paul Halstead souligne, à titre de comparaison, qu’au début du XVIIIème siècle, seul un tiers des fermiers grecs possédaient des bœufs. Il est très probable qu’au néolithique, l’araire tirée par une paire de bœufs ne soit utilisé que par une minorité de familles et que les autres continuaient à travailler la terre au bâton et à la houe. Et pourtant, bien que la majorité de fermiers n’exploitaient pas cette innovation technologique, celle-ci va peut-être participer à changer la société dans son ensemble. Plusieurs archéologues théorisent en effet que l’araire pourrait avoir été un accélérateur de la stratification de la société. (Halstead, 1995, p. 11) En augmentant la surface des fermes, les terrains deviennent de plus en rares et sont donc inégalement distribués entre les riches et les pauvres. Grâce au travail des bœufs et des “employés agricoles”, certaines fermes s’agrandissent et produisent plus de céréales. Cela permet de rémunérer les travailleurs qui possèdent peu ou pas de terres et qui aident aux récoltes. Mais également, cela peut permettre de nourrir des chefs, qui gèrent la ferme et qui ont moins besoin de travailler aux champs. Ces non-producteurs peuvent alors développer leurs réseaux commerciaux, augmenter leur influence auprès des autres familles de la région et assoir progressivement une forme d’autorité et de domination.

Une société égalitaire ou stratifiée ?

Avec cet exemple, on a décrit le phénomène de stratification de la société qui semble s’être produit autour de la Grèce néolithique. Revenons maintenant à la Scandinavie et à notre culture des vases à entonnoir. Etant donné que des traces d’araire y ont été retrouvées, le même type de scénario est-il possible ? Est-ce que les conclusions de l’étude sur la Grèce néolithique peuvent s’appliquer à la Scandinavie ? J’ai contacté Paul Halstead et il m’a expliqué que si les chiffres ne sont pas directement extrapolables au contexte néolithique scandinave, la logique et le raisonnement de l’étude sont probablement applicables à d’autres contextes néolithiques, y compris à la Scandinavie. (Halstead, 1995) Cependant, les fermes scandinaves de la fin de la période de la culture des vases à entonnoir ont une superficie plutôt autour des 2 à 3 hectares, ce qui correspond plus à des fermes auto-suffisantes. Il est donc possible que l’araire n’ait pas eu le même impact économique en Scandinavie qu’en Méditerranée.

J’ai beaucoup parlé de l’araire car je trouve passionnante la logique économique sous-tendue par cet outil. Mais analysons maintenant l’argument principal qui pourrait nous faire penser que nos premiers fermiers scandinaves vivaient dans une société hiérarchisée, à savoir les monuments funéraires. La théorie partagée par certains archéologues est que pour coordonner la construction de structures monumentales comme des tumulus, des mégalithes ou des enceintes de plusieurs hectares, il devait nécessairement il y avoir des leaders politiques, capables de rassembler la capacité de travail des autres. Que ces chefs devaient exercer une forme de contrôle sur ces travailleurs et que ces sociétés étaient donc structurées. (Wunderlich, 2019, p. 22‑25) Et ça a du sens. Prenons l’exemple des tumulus du début du néolithique. Ces tombes monumentales contenaient en général un seul défunt. Parfois jusqu’à cinq. Et la quantité de travail nécessaire pour construire ces monts funéraires est estimée entre dix et ving mille heures. L’équivalent de 5 à 10 maisons individuelles donc. (Wunderlich, 2019, p. 330) C’est un travail énorme qui devait nécessiter la participation d’une grande communauté pour honorer un seul mort. Et on n’a retrouvé qu’une quarantaine de ces monts funéraires, donc c’était un honneur rare. Et heureusement car sinon ils auraient passé leur vie à construire des tumulus. On peut alors imaginer que certains individus méritaient d’être considérées de façon supérieure lors de la mort et donc, probablement qu’ils étaient considérés de façon supérieure lorsqu’ils étaient vivants. (Douglas Price, 2015, p. 143) Bref, que cette société était hiérarchisée et dominée par une élite. (Kris Hirst, 2019)

Une société communautaire et non hiérarchisée ?

Et là, normalement, vous êtes peut-être plutôt convaincus par ce scénario : des fermiers d’une société très hiérarchisée et menée par une élite débarque en Scandinavie et remplace la société égalitaire de chasseurs-cueilleurs par une société stratifiée. Dehors les hippies, la police vient nettoyer la ZAD ! Sauf que… Comme je l’ai annoncé tout à l’heure, il y a une deuxième théorie, plus récente, celle que cette société des premiers fermiers scandinaves était en fait une société plutôt égalitaire. Les historiens qui penchent pour cette théorie remettent en cause le fait que la construction de mégalithes pointe nécessairement vers une société hiérarchisée. Certes, il est probable, comme dans tout projet qu’il y ait eu des leaders qui ont coordonné l’architecture et le travail d’érection de ces structures. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que ces individus étaient au-dessus de leurs comparses dans les autres sphères de la vie collective.

Et de nombreuses preuves semblent finalement aller dans le sens d’une société peu hiérarchisée. Par exemple, on n’observe pas d’importantes différences dans les tailles des habitations ni dans le matériel funéraire qui accompagne les défunts, alors que ce sont des marqueurs classiques de différenciation sociale. (Wunderlich, 2019, p. 22-25 ; 335) (Bakker, 2010, p. 11) Tout à l’heure, nous avons évoqué l’appétit de nos fermiers scandinaves pour les objets précieux comme des haches super bien polies ou des objets en cuivre importés d’Autriche ou des Balkans. Au premier abord, on pourrait identifier ces objets comme des biens positionnels, des objets chargés de dire au monde entier « Je possède des thunes ; Je suis à l’aise financièrement ; Je ne me plains pas ; Les affaires marchent en ce moment » (David Castello-Lopes). Et cette vision renvoie vers une image de société inégalitaire. Sauf que ces objets prestigieux ont pour la plupart été retrouvés, non pas dans des tombes en lien avec des individus, mais plutôt comme offrandes dans des tourbières et des lacs. On peut donc imaginer que ces objets n’avaient pas pour but de montrer son statut social mais plutôt qu’ils étaient sacrifiés par la communauté pour la communauté. (Wunderlich, 2019, p. 341‑343)

Et si les grands tumulus avec peu de défunt du début du néolithique pouvaient nous faire penser à une classe d’élite, les dolmens à couloir utilisés comme tombes communautaires nous renvoient plutôt vers une société égalitaire, très communautaire et fonctionnant en groupe. Il n’y a pas encore de consensus clair, mais il semblerait que les recherches récentes nous dressent le portrait d’une société communautaire et plutôt égalitaire, sans grande différenciation sociale. Et pourtant, il y a quelques décennies, on pensait plutôt que les premiers fermiers avaient développé une société hiérarchisée. Comme les chasseurs-cueilleurs qui les ont précédés vivaient de façon égalitaire et que la société qui suivra nos premiers fermiers sera fortement hiérarchisée, il est possible que la culture des vases à entonnoir ait été vue par les historiens comme intermédiaire dans un processus inéluctable de stratification. Et quant à l’association entre la construction de mégalithes et la stratification de la société, il est possible que cette vision soit influencée par des philosophies s’appliquant à d’autres époques, par exemple le matérialisme historique de Marx et Engels selon laquelle pour simplifier la création d’infrastructure génère l’apparition de classes sociales. (Wunderlich, 2019, p. 344)

En 2019, Maria Wunderlich a publié une étude passionnante sur le sujet où elle compare les données archéologiques sur la culture des vases à entonnoir et… une étude ethnologique menée en Indonésie sur trois peuples actuels constructeurs de mégalithes. Une de ces trois sociétés fonctionne de façon hiérarchique et les tombes mégalithiques permettent ici de consolider et matérialiser les différences sociales. Quant aux deux autres sociétés, elles fonctionnent de façon plutôt égalitaire et décentralisée. Dans ces dernières, les mégalithes rassemblent les individus dans la construction puis aussi après lors de festins. Mais malgré cette absence de hiérarchie, la création de mégalithes avait aussi pour but de matérialiser le prestige et les inégalités sociales. (Wunderlich, 2019, p. 349)

Avec tous ces éléments, il est donc probable que notre société de fermiers vivait dans des communautés plutôt égalitaires. Cependant, cela n’exclue pas la compétition entre les communautés. (Wunderlich, 2019, p. 355) Peut-être même qu’au contraire, la construction de mégalithes permettait d’affirmer la domination d’un groupe sur un territoire. La communauté ainsi soudée autour de la construction du dolmen et des rites pratiqués sur ce lieu développait alors un sentiment de “nous” qui générait alors un sentiment de “eux” pour les autres communautés. Et on sait comment ça se termine souvent ce jeu de nous contre eux… et oui, par la violence.

Le néolithique scandinave : une période ultra violente

Car si nos premiers fermiers scandinaves vivaient probablement sans hiérarchie très établies entre classes sociales, ce n’étaient pas des bandes de hippies pacifistes. Au contraire, il semblerait qu’ils aimaient bien se mettre sur la gueule ! Alors, notons tout de même que la violence et les conflits armés n’ont pas été inventés au néolithique. Il y a déjà des traces de cela chez les chasseurs-cueilleurs scandinaves. Mais au début du néolithique, le niveau de violence explose en Scandinavie. La proportion de squelettes retrouvés avec des traumatismes crâniens est très élevée à cette époque : 17% au Danemark, 9% en Suède. (Fibiger et al., 2013) Et cette violence touchait apparemment les hommes commes les femmes. Les preuves archéologiques nous montrent que les affrontements entre groupes étaient fréquents et qu’il pouvait parfois arriver que des communautés entières soient décimées. (Fibiger et al., 2023) Ouais, clairement pas des hippies nos fermiers…

On va répondre maintenant à deux questions : comment et pourquoi ?

Comment fait-on la guerre au début du néolithique ? Eh bien, on a beaucoup parlé des haches polies qui servaient à couper des arbres, mais ce ne sont pas les seules haches de cette période. L’autre type que l’on retrouve est la hache de bataille, perforée pour la monter sur le manche, de forme polygonale et avec des lames plus petites que les haches de coupe. Je partagerai des photos de ces haches sur le Facebook et Instagram de La Dent Bleue, vous verrez que ce n’est pas du matériel pour déforester mais clairement pour taper dans des crânes ! Il est possible que ces haches de batailles étaient portées par de nombreux hommes. En tout cas, on en retrouve souvent à leur côté dans les tombes. (Douglas Price, 2015, p. 121‑123) Il est également possible que nos fermiers aient utilisé des hallebardes, ces sortes de haches avec un très long manche, mais pour l’instant ce n’est pas complètement démontré. (Horn, 2021)

Haches de bataille, Musée national du Danemark

Et donc, pour quelle raison se faisait-on la guerre à ce point au néolithique ? Eh bien cette question est très difficile à répondre car autant l’archéologie nous aide beaucoup pour le “Comment ?”, autant elle ne peut faire que des hypothèses éclairées sur le “Pourquoi ?”. L’hypothèse la plus crédible semble être une augmentation de la compétition entre communautés pour les ressources, comme les terres les plus productives. (Fibiger et al., 2023) Personnellement, j’ai aussi une théorie sur la plus grande proportion de morts violentes au Danemark qu’en Suède. Nous avons vu que le Danemark concentrait de nombreuses ressources, notamment de nombreuses plages où l’on retrouve de l’ambre et surtout la majorité des mines de silex qui ne sont concentrées que sur quelques territoires. Ces territoires devaient donc être extrêmement convoités et cela ne m’étonnerait pas que des conflits soit apparus pour le contrôle de ceux-ci. Mais ça reste encore à démontrer.

Dans cet épisode et le précédent, j’ai beaucoup parlé de fermiers pour désigner les femmes et hommes de la culture des vases à entonnoir qui se sont installés en Scandinavie, notamment pour les distinguer des populations de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs qui peuplaient la région auparavant. Et c’était en effet leur activité principale, leur travail, d’être fermier. Mais le fait de cultiver la terre et d’élever des animaux n’était peut-être pas ce qui leur permettait de se définir. Comme vous, j’imagine. Vous ne vous définissez probablement pas par votre métier, en tout cas pas que pour ça. Il est probable qu’eux-mêmes ne se voyaient pas “que” comme des fermiers, mais plutôt comme des membres d’une société évoluée, avec des rites et des rituels complexes. La révolution néolithique a pu avoir lieu grâce à l’agriculture, mais le changement de mode de subsistance n’était peut-être qu’un moyen pour arriver à ce nouveau mode de vie, pas une fin en soi.

Un mode de vie riche en tradition et une culture complexe et partagée sur un vaste territoire. Mais… les pêcheurs-cueilleurs scandinaves n’ont pas dit leur dernier mot… Et un groupe de pasteurs nomades des steppes semble progresser inexorablement vers l’Europe avec une langue qui laissera des traces jusqu’à aujourd’hui… Rendez-vous dans les prochains épisodes de La Dent Bleue pour découvrir les aventures de la Scandinavie à travers les millénaires !

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C’était Maxime Courtoison pour le podcast La Dent Bleue, l’histoire des vikings. Merci pour votre écoute et à bientôt !

Bibliographie complète

Sources principales

Sources secondaires

Crédits musicaux

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