3 – Glace, feu, géants : la création du monde nordique

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La Dent Bleue – L’histoire des vikings
La Dent Bleue – L’histoire des vikings

Bienvenue à bord !
Dans le podcast La Dent Bleue – L’histoire des vikings, Maxime Courtoison vous guide à travers les mers et les fleuves européens pour vous faire vivre l’histoire des vikings. L’émission est une narration orale et chronologique de l’histoire des vikings, des premiers peuplements de Scandinavie jusqu’à la dernière expédition viking, accompagnée de connaissances sur la mythologie nordique, la culture et les légendes de la Scandinavie ancienne.

3 – Glace, feu, géants : la création du monde nordique
byMaxime Courtoison

À l’origine des temps régnait le néant. Puis l’affrontement entre le géant du givre Ymir et les dieux menés par Odin entraîna la création du monde et des humains. La mythologie nordique pourrait-elle tirer sa source dans l’histoire ancienne de la Scandinavie ?

Découvrons ensemble le mythe de la création du monde de la mythologie nordique, nous y verrons d’étranges similitudes avec l’histoire de la Scandinavie racontée à l’épisode précédente.

Retrouvez ici script complet, cartes, sources et crédits musicaux : https://ladentbleue.fr/mythologie-nordique-creation-monde

Introduction

[Crépitements de feu]

Silence, je demande à tous
Les êtres sacrés,
Petits et grands
Fils de Heimdallr ;
Tu veux, Valfödr, que moi
Je révèle
Les anciens récits des hommes,
Les plus reculés que je me rappelle.

Je me rappelle les géants
Nés à l’origine,
Eux qui, il y a bien longtemps,
Me mirent au monde ;
Neuf mondes je me rappelle,
Neuf étendues immenses
Et le glorieux arbre du monde
Enfoncé dessous terre. (Boyer, 1992)

C’était à l’origine des temps,
Alors que régnait le néant.
Ni sable, ni mer n’y avait,
Ni vagues glacées.
N’existait la terre,
Ni le ciel très haut.
Immense était l’abîme,
Mais nulle plante ne poussait. (Dillmann, 1991)

[Générique]

Bonjour. C’est Maxime Courtoison. Bienvenue sur le podcast La Dent Bleue, l’histoire des vikings. Épisode 3 : “3 – Glace, feu, géants : la création du monde nordique”.

Ce podcast est un voyage dans le temps pour explorer l’histoire des vikings. Cette émission est chronologique et vous la comprendrez mieux en écoutant les épisodes dans l’ordre, à partir du premier.

Dans cet épisode, nous allons découvrir la cosmogonie de la mythologie nordique, c’est-à-dire le mythe de la création du monde pour les anciens Scandinaves et nous questionnerons une éventuelle réminiscence d’un lointain passé évoqué dans l’épisode précédent.

Les sources de la mythologie nordique : l’Edda poétique et l’Edda en prose

Au début, il n’y avait rien, d’après les trois premières strophes, lues au début de cet épisode, du poème Völuspá, que l’on peut traduire par “Prédiction de la prophétesse”. Ce poème islandais daté du Xème siècle et d’auteur inconnu, donne la parole à une völva, qui est une voyante, magicienne et prophétesse. Interrogé par Valfödr, littéralement le Père des occis, c’est-à-dire Óðinn, Odin, la voyante relate l’histoire mythique du monde nordique : le passé, le présent et le futur. Des origines des mondes jusqu’à leur fin dramatique.

Nous avons relativement peu de sources pour comprendre la mythologie nordique. Quelques-unes ont survécu jusqu’à nous et les plus importantes sont les deux Eddas : l’Edda poétique et l’Edda en prose. L’Edda poétique est un recueil de poèmes mythologiques et héroïques. C’est de celui-ci qu’est issu la Völuspá et une trentaine d’autres poèmes écrits, pour prendre large, entre les années 800 et 1300. Certains de ces poèmes eddiques – ce qui signifie tiré de l’Edda poétique – sont datés de la période pré-chrétienne, ce qui en fait des sources précieuses pour notre compréhension de la mythologie nordique. Malheureusement, ces poèmes sont assez concis, très cryptiques et paraissent même parfois incohérents entre eux. Et ils le seraient restés si Snorri Sturlusson (que l’on appellera juste Snorri pour simplifier), un chef et historien islandais du début du XIIIème siècle, n’avait pas eu la bonne idée d’écrire un récit cohérent et intelligible : L’Edda en prose, ou Edda de Snorri (Dillmann, 1991). C’est la source la plus complète en ce qui concerne la mythologie nordique et nous y ferons référence à de nombreuses reprises dans ce podcast.

Gangleri chez les dieux nordiques

La trame principale de notre histoire sera tirée de la première partie de l’Edda de Snorri, dont je citerai directement certains passages de la traduction française de François-Xavier Dillmann. La première des trois parties de l’Edda en prose est la Gylfaginning, ou “La mystification de Gylfi”. Gylfi est un roi légendaire qui régnait sur une partie de l’actuelle Suède. Après s’être fait jouer un mauvais tour magique par les dieux, il part en quête de réponses. Déterminé à comprendre le savoir des dieux, il va à leur rencontre en masquant son identité. Dissimulé sous les apparences d’un vieillard, il se fait appeler Gangleri, dont la traduction littérale serait “celui que le voyage a fatigué”. Les dieux ayant anticipé sa venue, ils lui préparent des illusions visuelles destinées à l’impressionner. Gylfi-Gangleri arrive alors devant une gigantesque halle dont le toit est recouvert de boucliers dorés. Un homme le conduit à travers ce palais rempli d’hommes jouant, buvant ou se battant. Puis – je cite – :

Il vit trois trônes, disposés l’un au-dessus de l’autre, et sur chacun desquels un homme était assis. Il demanda alors quel était le nom de leur souverain. L’homme qui l’avait introduit lui répondit que celui qui était assis sur le trône le plus bas était le roi et qu’il s’appelait Hár, “le Très-Haut”, tandis que celui qui venait aussitôt après s’appelait Jafnhár, “l’Égal du Très-Haut”, et celui qui était assis au sommet Thridi, “le Tiers”.

Hár, Jafnhár et Þriði conversant avec Gangleri, illustration tirée du manuscrit islandais NKS 1867 4to. (XVIIIème siècle). https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Treated_NKS_gylfi.jpg

Un peu plus loin dans le texte, on nous apprend que ces trois noms Hár, Jafnhár et Thridi font chacun partie de la longue liste de noms désignant Odin. Snorri veut donc probablement nous faire comprendre que ce que voit Gangleri est une illusion d’Odin qui s’est multiplié.

Quand le Très-Haut lui demande la raison de sa venue, Gangleri répond qu’il voulait savoir si quelqu’un ici était très savant, ce à quoi le Très-Haut répond – je cite – qu’“il ne sortirait pas sain et sauf de la halle, à moins qu’il ne se révélât être plus savant qu’eux.” On retrouve ici un des jeux préférés d’Odin dans la littérature nordique, le concours de connaissances sous forme de questions-réponses. Par ce procédé didactique, Snorri va apporter à ses lecteurs des informations sur de nombreux sujets.

Les origines des mondes : feu et glace

Gangleri pose quelques questions sur les dieux auxquels les trois personnages – donc Odin – encensent Alfödr, littéralement le Père de tout, c’est-à-dire Odin, pour toutes ses merveilles. Ils révèlent ensuite douze des centaines de noms d’Odin, puis Gangleri les questionne sur l’origine du monde. Je cite :

“Quelle fut l’origine ? Comment cela commença-t-il ? Et qu’y avait-il auparavant ?”

Le Très-Haut répondit : “Ainsi qu’il est dit dans la Völuspa :

C’était à l’origine des temps,
Alors que régnait le néant.
Ni sable, ni mer n’y avait,
Ni vagues glacées.
N’existait la terre,
Ni le ciel très haut.
Immense était l’abîme,
Mais nulle plante ne poussait”

On remarque un procédé largement utilisé par Snorri, la citation de poèmes comme source de son récit, ici la troisième strophe de la Völuspá, que j’ai lue en début d’épisode. On nous apprend ensuite que le premier monde s’appelait Muspell, très chaud et lumineux, rempli de feu et de flammes et dans lequel vit Surt, un géant dévastateur. Puis vint le monde de Niflheim – le monde obscur – dans lequel se trouve au centre une source d’où partent de nombreuses rivières. Redonnons la parole à nos personnages :

Gangleri demanda : “Quels changements intervinrent avant que les races ne fissent leur apparition et que le genre humain ne s’accrût ?”

Le Très-Haut dit : “Quand les fleuves qui sont appelés Éliavagar furent arrivés si loin de leur source que le flot venimeux qu’ils entraînaient se mit à durcir (…), il se forma de la glace. Et, quand la glace s’arrêta et ne coula plus, la vapeur qui émanait du poison gela par-dessus, (…) et se transforma en givre. De la sorte, couche sur couche, le givre augmenta en volume et parvint jusque dans l’immense abîme, Ginnungagap.”

L’Égal du Très-Haut dit alors : “Dans sa partie orientée au nord, Ginnungagap se remplit d’une lourde masse de glace et de givre, et, à partir de là, de la vapeur et un souffle d’air glacé se répandirent vers l’intérieur de l’abîme. À l’inverse, dans sa partie orientée au sud, Ginnungagap s’allégea sous l’effet des étincelles et des flammèches qui volaient à sa rencontre en provenance du monde de Muspell.”

Le Tiers dit aussi : “De même que le froid le plus cruel provenait de Niflheim, de même ce qui se trouvait à proximité de Muspell était chaud et lumineux. (…) Lorsque le souffle d’air brûlant rencontra le givre, celui-ci se mit à fondre et dégoutta. De ces gouttes ruisselantes jaillit alors la vie sous l’action de la source de chaleur, et une forme humaine apparut. Son nom est Ymir, mais les géants du givre l’appellent Aurgelmir. C’est de lui que descend la race des géants du givre.” Fin de la citation

Et voilà, ainsi fut créée la vie ! [générique “Il était une fois… La Vie”] “La vie, la vie, la vie, la vie…” La vie sous la forme d’Ymir, dont le nom pourrait signifier jumeau ou hermaphrodite, et on va vite comprendre pourquoi. Redonnons la parole à Gangleri qui pose pour nous des questions très pertinentes :

Les géants du givre et les dieux nordiques : Ymir vs Odin

“Comment les races purent-elles croître à partir de lui ? Comment se fit-il qu’il en résultat d’autres êtres ? Croyez-vous donc que c’est un dieu ?”

Le Très-Haut répondit : “En aucun cas nous ne le reconnaissons pour dieu : c’était un être mauvais, de même que tous ses descendants, eux que nous appelons les géants du givre. On raconte que, pendant qu’il dormait, il se mit à transpirer : alors, sous son bras gauche, se développèrent un homme et une femme, et l’une de ses jambes engendra un fils avec son autre jambe. Ce fut d’eux que proviennent les races dites des “géants du givre”. Quant au vieux géant du givre, nous l’appelons Ymir.”

Gangleri demanda : “Où habitait Ymir, et de quoi vivait-il ?”

Le Très-Haut répondit : “Voici ce qui se produisit ensuite : des gouttes de givre sortit la vache appelée Audhumla et, comme quatre fleuves de lait coulaient de son pis, elle nourrit Ymir.”

Gangleri demanda : “Mais de quoi se nourrissait la vache ?”

Le Très-Haut répondit : “Elle léchait les pierres de givre, qui étaient salées. Le premier jour qu’elle les lécha, une chevelure d’homme se dégagea d’une pierre le soir, le deuxième jour, une tête d’homme se dégagea, et le troisième jour, ce fut un homme tout entier qui apparut. Son nom est Buri. Il était beau, grand et vigoureux. Il engendra un fils appelé Bor, et celui-ci épousa Bestla, la fille du géant Bolthorn, avec lequel il eut trois fils : le premier est appelé Odin, le second Vili, et le troisième Vé. Et j’ai la conviction qu’avec ses frères cet Odin est le souverain qui règne sur le ciel et la terre.” Et on va couper là car dans la suite, Odin continue à s’envoyer des fleurs.

Après la race des géants naît donc une nouvelle race : les Æsir, ou Ases, le groupe principal de dieux nordiques. D’abord Buri dont le nom signifie “procréateur” sort des glaces, puis engendre – on ne sait pas comment – Bor dont le nom signifie “fils”. Puis ce dernier épouse la géante Bestla, dont le nom pourrait signifier “épouse”, qui est donc la mère d’Odin et de ses deux frères Vili et : Volonté et Prêtre. On remarque que chaque nom a un sens et qu’ils n’ont pas été choisis au hasard. Laissons de nouveau Gangleri poser des questions pour nous :

“En quels termes vivaient-ils ? Et laquelle [des deux races] fut la plus puissante ?”

Le Très-Haut répondit : “Les fils de Bor tuèrent le géant Ymir, et, quand il tomba, il jaillit tellement de sang de ses blessures qu’ils y noyèrent toute la race des géants du givre – à l’exception d’un seul, celui que les géants appellent Bergelmir, qui s’échappa (…). Il monta sur une [embarcation] avec sa femme et ils s’y maintinrent sains et saufs. C’est d’eux que proviennent les géants du givre.” Fin de la citation.

Le meurtre d’Ymir par les Ases est l’acte fondateur de la création du monde, car Odin et ses frères vont se servir du corps de celui qui était probablement leur oncle pour créer le monde que l’on connaît. De son sang, ils font la mer et les lacs ; de sa chair, la terre ; de ses os, les montagnes ; de ses dents et os brisés, ils font les pierres et les éboulis ; de son crâne, ils font le ciel. De son sang qui coulait à flot, ils font aussi une mer extérieure qui permet de ceinturer la terre pour la maintenir fermement. Nos dieux continuent leur ouvrage : ils placent quatre nains dans le ciel aux points cardinaux ; utilisent les étincelles projetées de Muspell dans Ginnungagap pour éclairer le ciel et la terre et règlent le mouvement du soleil, de la lune et des étoiles. Notre ami Gangleri est assez impressionné.

“Ce sont des faits mémorables dont je viens d’entendre le récit. Il s’agit là en effet d’un ouvrage prodigieusement grand et habilement exécuté. Mais quelle forme fut donnée à la terre ?”

Le Très-Haut répondit : “Elle est ronde en sa périphérie, et elle est entourée de la très profonde mer sur le rivage de laquelle se situent les contrées qu’ils donnèrent aux races des géants. Mais, à l’intérieur des terres, ils érigèrent une fortification tout autour du monde afin de se protéger de l’hostilité des géants, et, pour ce faire, ils utilisèrent les cils du géant Ymir. Ils donnèrent à cette fortification le nom de Miðgarðr – Midgard. Ils prirent ensuite le cerveau d’Ymir, le lancèrent en l’air et en firent les nuages.”

Snorri, par l’intermédiaire du Très-Haut, cite ensuite deux strophes du poème eddique Grímnismál, pour appuyer ses propos.

La création des humains dans le mythe nordique

Nous avons les géants, les dieux et maintenant un monde habitable. Ne reste plus qu’à peupler celui-ci d’humains. Le Très-Haut nous explique qu’au cours d’une marche le long de la mer, les trois Ases découvrent deux troncs d’arbres sur un rivage et qu’ils décident d’en faire deux humains. Odin leur donne le souffle et la vie, Vili l’intelligence et le mouvement, et Vé l’apparence, la parole, l’ouïe et la vue. Ces deux créatures qui seront les ancêtres de toute la race humaine reçoivent les noms d’Ask pour l’homme et d’Embla pour la femme, signifiant probablement frêne et orme.

Le Très-Haut continue son récit. Il raconte qu’un géant a eu une fille du nom de Nótt (Nuit). Suite à un enchaînement de mariages avec d’autres géants, Nuit engendre de pères différents Uðr (le Destin), Jǫrð (la Terre) et Dagr (le Jour). Odin prend ensuite avec lui Nuit et Jour. Il leur donne à chacun un char tiré par un cheval et leur demande de courir chaque jour autour de la Terre. C’est Nuit qui vient en tête derrière son cheval Hrimfaxi (crinière de givre) dont la bave sème la rosée du matin sur la terre. Quant à Jour, son cheval nommé Skinfaxi (crinière d’éclat) illumine le monde.

Suite à une sombre histoire de prénoms prétentieux, les dieux enlèvent à leurs parents deux enfants humains : leur fille Sól (soleil) et leur fils Máni (lune). Ils les emmènent dans le ciel et ils leur confient la mission de guider… vous aurez deviné… le Soleil et la Lune. Dans un char tiré par deux chevaux, Sol tire le soleil qui avait auparavant été créé par une flammèche projetée de Muspell. Pour gérer la Lune, Mani a besoin de main d’œuvre, donc il enlève deux enfants revenant d’une source d’eau, personnalisant ainsi l’impact de la Lune sur les marées.

Ainsi se termine le récit fait à Gangleri de la création du monde, des forces de la nature, des géants, des dieux et des humains. La Gylfaginning, première partie de l’Edda de Snorri, ne se termine cependant pas ici et nous reviendrons dans d’autres épisodes sur les aventures de Gangleri car le Très-Haut et ses deux clones ont encore de nombreuses choses à nous apprendre sur les dieux nordiques et leurs péripéties.

Ces superbes récits mythologiques cherchent à expliquer les forces de la nature en les personnifiant par des êtres mythiques qui sont principalement des géants. Les géants sont représentés à la fois comme des forces du mal et des forces de la nature. On remarque aussi que dans ce récit, la nuit précède le jour. Elle est même la mère du jour. Ce détail fait écho à une remarque de l’historien romain Tacite. Dans son livre La Germanie publié au 1er siècle de notre ère, il écrit au sujet des Germains : “Ils ne comptent pas, comme nous, le nombre des jours, mais celui des nuits ; c’est ainsi qu’ils fixent les rendez-vous (…) ; pour eux, la nuit précède le jour.” (Tacite, 1967, p. 77)

Mythe et histoire, géants du givre et calotte glaciaire

En étudiant le mythe nordique de création du monde, je ne peux m’empêcher de voir des similitudes avec l’histoire de la Scandinavie telle que nous l’avons vue dans l’épisode précédent. Lors du dernier maximum glaciaire, il n’y avait que de la glace en Scandinavie : aucun végétal, animal ou humain ne pouvaient y vivre. Il régnait le néant et nulle plante ne poussait, nous dit la Völuspá. Puis la calotte glaciaire a progressivement fondu, laissant place à la vie et aux humains pendant que l’eau des glaces remplissait les lacs et les mers. Le parallèle avec le mythe est frappant ! En faisant des recherches, j’ai découvert que le géologue Woflgang Helmut Berger avait développé une théorie sur le sujet, que je vais vous partager pendant la suite de cet épisode (Berger, 2007).

Pour Wolfgang Berger, les anciens géants qui ont disparu de la surface de la terre pourraient représenter la mégafaune du paléolithique : les mammouths, les aurochs, les mégalocéros… Parmi les théories qui expliquent leur disparition, nous avons le réchauffement climatique et la surchasse par les humains, deux éléments que l’on retrouve dans le meurtre d’Ymir : l’ancêtre des géants du givre – représentant la glace – est tué par les dieux, puis son sang – qui est assimilé à l’eau, donc de la glace fondue – remplit les mers, ce qui est la conséquence du réchauffement climatique post âge de glace.

Pour notre géologue, au lieu d’être de simples superstitions, les mythes pourraient être l’écho des observations que d’anciens humains ont fait de leur environnement, passé à travers le prisme de leur système de compréhension du monde. On obtient ainsi un récit mêlant magie et “science”, telle la création du géant Ymir par une réaction chimique entre un souffle d’air brûlant et du givre.

Mais alors, le mythe pourrait-il avoir été inspiré par une observation de la déglaciation ? Nous n’aurons peut-être jamais la réponse définitive, mais celle-ci semble être : probablement pas. Probablement pas, car la fonte de la calotte glaciaire scandinave s’est substantiellement terminée vers -4 000 et que, comme nous le verrons dans de prochains épisodes d’Histoire, plusieurs remplacements importants de population ont eu lieu après cette période. Probablement pas, car lorsque l’on retrace les influences des mythes de l’Edda, on trouve des origines bien plus récentes que -4 000. Mais malgré tout, on ne peut pas avoir de conclusion définitive. Donc peut-être que l’histoire d’un bloc géant de glace qui fondait et dont l’eau se déversait dans les mers a pu traverser les époques et les cultures, puis inspirer le mythe recueilli plus tard dans l’Edda.

Observations et interprétations

Cependant, Wolfgang Berger a une autre idée pour expliquer ce lien entre âge de glace et mythe nordique. Il la développe en faisant l’analogie avec la découverte moderne de l’existence de l’âge de glace. Cette découverte est créditée au naturaliste suisse Louis Agassiz, approfondissant les travaux de son mentor, le scientifique français Georges Cuvier. En analysant des squelettes de mammouths, ce dernier a découvert que c’était une espèce éteinte et non un type d’éléphant. Plus tard, en découvrant des carcasses de mammouths congelés en Sibérie, Louis Agassiz théorise un changement climatique soudain de chaud à froid – “un long hiver intense” – comme cause de l’extinction des mammouths, rhinocéros laineux et autres tigres à dent de sable. En effet, à l’époque, ces espèces étaient considérées comme des espèces tropicales, comme leurs cousins éléphants, rhinocéros et tigres, qui auraient donc souffert d’un refroidissement du climat. On sait aujourd’hui que c’était plutôt le contraire. Ces espèces vivaient dans une période froide et ont disparu avec la remontée des températures et l’expansion des humains. Mais ce qui est à retenir, c’est que ce sont donc des carcasses de mammouths gelées qui ont mis Louis Aggasiz sur la piste de l’existence de la dernière glaciation.

Pour Wolfgang Berger, l’apparition d’Ymir due à la fonte de la glace pourrait correspondre à la décongélation de carcasses de mammouths. Quant à la vapeur venimeuse qui jaillit des Eliavagar, les rivières gelées, cela pourrait être l’odeur nauséabonde qui ressort de la décomposition d’animaux de la période glaciaire. Dans son article, Wolfgang Berger n’évoque pas la vache Audhumla, mais on est également sur le cas d’un gros animal qui sort des gouttes de givre.

“Les fils de Bor tuèrent le géant Ymir, et, quand il tomba, il jaillit tellement de sang de ses blessures qu’ils y noyèrent toute la race des géants du givre.” et plus loin “De son sang, ils firent la mer et les lacs.” Comme nous l’avons remarqué tout à l’heure, le parallèle est impressionnant avec la montée des eaux et l’apparition des mers à la suite du retrait de la calotte glaciaire. Wolfgang Berger souligne également un autre point. Parmi les dépôts laissés par les glaciers, on retrouve des os géants. Il note aussi que des os et dents ont été retrouvés sur les côtes de la mer du nord, ramenés par les vagues. Cela aurait pu inspirer aux créateurs du mythe l’idée de géants noyés par un déluge provoqué par la mort d’un géant du givre.

“À l’intérieur des terres, ils érigèrent une fortification tout autour du monde afin de se protéger de l’hostilité des géants, et, pour ce faire, ils utilisèrent les cils du géant Ymir. Ils donnèrent à cette fortification le nom de Midgard.“ La description de ce mur ressemble beaucoup à celle du Raet, la plus grande moraine terminale de Scandinavie. Une moraine, c’est un amas de débris rocheux transporté par un glacier. Une moraine terminale, c’est quand ce dépôt de roches, graviers, sable et argile se rassemble au bord d’un glacier et qu’il reste donc même après le retrait de celui-ci. Raet, qui signifie en vieux norrois « la crête de gravier », s’étend de la Finlande jusqu’au nord de la Norvège, traversant la Suède. Elle traverse donc toute la Scandinavie ! Ces crêtes de gravier surplombées d’arbres peuvent ressembler à des cils géants et représentent peut-être l’origine de Midgard.

En conclusion, Wolfgang Berger propose la possibilité que les créateurs du mythe nordique aient pu tirer des conclusions sur l’existence d’un âge de glace suivi d’une montée des eaux de la même manière que les scientifiques du XIXème siècle : par l’observation de carcasses de mammouths en dégel ou d’os trouvés sur les rivages.

Son article est passé relativement inaperçu dans le milieu étudiant la mythologie nordique, il ne faut donc pas considérer que sa théorie ait fait consensus. M. Berger était un géologue, océanographe et paléontologue, mais pas un mythologue. Cependant, je n’ai pas non plus découvert de source qui critiquait sa théorie et j’ai trouvé que son idée était fraîche, intéressante et digne d’être partagée avec vous !

C’est terminé pour l’épisode 3 “Glace, feu et géants : la création du monde nordique”, le premier épisode sur la passionnante mythologie nordique. Dans l’épisode suivant, nous reprendrons notre narration historique et suivrons l’histoire de nos anciens Scandinaves confrontés au défi de l’adaptation à un réchauffement climatique rapide et à l’arrivée de nouvelles populations venues de l’Est.

[Générique]

Oh attendez ! J’aurais un tout petit service à vous demander avant que vous partiez. Sur l’application de podcast sur laquelle vous m’écoutez, vous pouvez peut-être mettre des étoiles ou des pouces sur la page de l’émission. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour faire connaître La Dent Bleue, ça peut faire beaucoup.

[Générique]

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C’était Maxime Courtoison pour le podcast La Dent Bleue, l’histoire des vikings. Merci pour votre écoute.

Musique La vie, la vie, la vie, la vie…

Bibliographie complète

Sources principales :

Source supplémentaire :

  • Boyer, R. (1992). L’Edda poétique. Fayard.
  • Tacite. (1967). La Germanie (J. Perret, Trad.). Œuvre originale publiée vers 98.

Les liens des livres sont des liens affiliés (plus d’information ici).

Crédits

Musique de générique : « Heavy Interlude » de Kevin MacLeod. ( http://incompetech.com/music/royalty-free/index.html?isrc=USUAN1100515 ). Licence Creative Commons Attribution 4.0.

Courte citation de : Hymne à la vie, composée par Michel Legrand, orchestrée par Armand Migiani. Interprétation de Sandra Kim sur des paroles d’Albert Barillé. Production Procidis, publication Editions Carrère. https://www.youtube.com/watch?v=qAxfZutD5jI

Autres musiques et effets sonores :

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